Lieux facilitateurs - Travailleurs du savoir et bien commun

Vue du bâtiment de l'institut, depuis le goulet de Brest, entre la rade et la mer d'Iroise (Photo : Paul Treguer, UBO)

 

L’Institut Universitaire Européen de la Mer, composante de l’université de Brest, a pour mission de mieux connaître l’océan et le littoral. Achevés en 2016, ses locaux contribuent à la nécessaire ouverture de la recherche marine à la société. Des personnes travaillant sur ce site unique témoignent de leur appropriation des espaces et de l’impact des lieux sur leurs pratiques : leur nouvel environnement facilite transversalité, interdisciplinarité et participation.

 

Au départ, « il s'agissait surtout de trouver de la place et de regrouper des agents de laboratoires dont une partie était venue sur le site à sa création, en 1997, et l'autre partie était restée en centre-ville. », raconte Olivier Ragueneau, directeur de recherche au CNRS. « La question du lieu commun est importante d'un point de vue pratique, regrouper les chercheurs d'un même labo dans un même endroit. Effet collatéral, les gens de ces labos se retrouvent dans le même bâtiment et ça génère des interactions inattendues. Et de fait, des projets de plus en plus interdisciplinaires sont facilités par ces proximités. » Au cœur des espaces, parfois polyvalents, les connaissances s’intriquent petit à petit. S’entremêlant au fil des jours et des échanges, les savoirs sont remis en question et s’ouvrent au non-planifié.

Géographes, biologistes, hydro-acousticiens, chimistes marins, juristes, économistes, géomorphologues, océanographes, climatologues et autres scientifiques de niveau international coopèrent. Processus apprenant, fédérer les sciences marines à la faculté et au-delà demande l’engagement de toutes les parties prenantes. Il en va de l’utilité des recherches menées au service d’une décision publique adaptée aux enjeux collectifs. Observer, comprendre et modéliser le système couplé atmosphère - océan - géosphère – biosphère : l’objectif scientifique de l’IUEM conduit à franchir les limites de sa discipline, de son laboratoire et de son pays.

Depuis la création de l’institut, « les » lieux, puis « le » lieu permettent l’ouverture des possibles grâce aux rencontres formelles et fortuites. Face à l’Atlantique, au cœur du Technopôle Brest-Iroise, le site de la Pointe du Diable a été choisi par les collectivités locales pour sa contiguïté avec le centre brestois de l’Ifremer. Sur un terrain en pente raide vers la mer, cédé par son célèbre voisin, la construction des bâtiments de l’IUEM tenait du défi.

 

Fruit d’une démarche collective, l’IUEM matérialise la vision mûrie et partagée par ses promoteurs : attirer les meilleurs chercheurs et étudiants dans un pôle d’excellence dédié aux connaissances maritimes et littorales et doté d'équipements scientifiques de pointe. Le personnel des laboratoires rattachés au nouvel institut a été associé à sa construction. De longues négociations ont permis d’arriver à « un compromis pour vivre ensemble », raconte Séverine Julien, chargée de communication de l’UMR AMURE, un des laboratoires récemment installés. « Le campus Ifremer à Plouzané est fermé, grillagé, contrastant avec les bâtiments ouverts au public, permettant l’accès à la bibliothèque de la mer », explique Pascal Raux, économiste chercheur à l’Université de Bretagne Occidentale hébergé sur le site Ifremer. Il a « passé la barrière » et décrit le grillage comme « une frontière physique, mais aussi intellectuelle ». Pourtant un tourniquet, actionné avec un badge, permet d’aller et venir d’une parcelle à l’autre sans détour. La culture et les modes de vie et de fonctionnement d’une faculté ouverte au public contrastent avec ceux d’un institut classé secret défense, où personne n’entre sans invitation et sans être dûment identifié.

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Formation des étudiants aux techniques de laboratoire (Photo : Sébastien Hervé, UBO)


Si des agents d’Ifremer ont passé le grillage, ils conservent leur bureau individuel, avec le respect du nombre de mètres carrés lié à leur statut. L’Ifremer a par ailleurs gardé son réseau informatique propre. À l’université, les bureaux sont, le plus souvent, partagés à deux, trois ou quatre. « Au début, pendant les mois qui ont suivi le déménagement en 2016, il y a eu une petite crise avec les agents Ifremer » qui râlaient sur tout, raconte Séverine Julien. « Une fois dans l’enceinte de l’Ifremer, les portes (de bureau ou de voiture) ne sont jamais fermées à clé. Ici, les bureaux sont fermés à clé car le bâtiment intègre de l’enseignement et son accès est libre, à la différence de l’Ifremer. Finalement, les Ifrémériens semblent respirer mieux de ce côté-là du grillage. Ils ont goûté à plus de liberté.»

Pascal Raux témoigne avoir eu peur, après l’emménagement, « de faire un faux pas vis-à-vis de ses nouveaux collègues ». Il hésitait face à l’inconnu : chaque discipline a son jargon, ses méthodes, et chaque établissement, chaque personne son histoire. Aujourd’hui, la vie commune dans un lieu tiers, créé de concert, contribue à une évolution de long terme où chacun construit et trouve sa place. Les mailles du  grillage n’ont pas fini de s’élargir !

 

Pour se connaître et s’apprécier durablement l’affect joue son rôle, et les espaces partagés par les laboratoires réunis à la pointe bretonne contribuent à un climat propice aux relations. Interdisciplinaire, transdisciplinaire, il est plus simple de faire converger les disciplines que les personnalités. La richesse des interactions est le cœur d’une dynamique partagée. « Au sein de l’IUEM, les liens sont très forts. Toutes les unités sont des unités mixtes de recherche (UMR) qui, comme leur nom l’indique, mélangent des personnes de plusieurs organismes de recherche et de diverses disciplines », raconte Séverine Julien, qui ajoute : « On est dans un super site, en bord de mer. C’est très important de continuer à favoriser les interactions. » L’existence même de son poste est révélatrice : « Pour un laboratoire, il est rare d’avoir une chargée de communication ».

« À la rencontre des deux côtés du triangle occupés par AMURE, au premier étage, se situe l’espace de vie. C’est une nouveauté. Avec un salon et une cuisine. Il y a un canapé, une grande table pour ceux qui souhaitent déjeuner sur place. » L’endroit favorise la convivialité et « le partage de ce qu’on aime, de ce qu’on a fait le week-end ». Séverine Julien observe : « Ici, les personnes se sentent mieux ; je connais mieux les équipes avec qui je travaille. Auparavant, la collaboration se faisait le plus souvent à distance ; les rencontres, ponctuelles, demandaient que je me déplace entre plusieurs sites […] Ma porte est en permanence ouverte ». De son bureau, voisin de l’espace de vie, elle voit les étudiants passer et se réjouit du changement d’atmosphère de travail permis par ce nouvel environnement.

Comme au cœur des écosystèmes étudiés, l’effet perturbateur des interfaces est parfois fécond. Pascal Raux confie : « J’ai perdu ma vue sur la mer, mais gagné en richesse de collaboration. » Ça vaut le coup de sortir de sa zone d’expertise et de confort pour étudier le rôle essentiel du phytoplancton en plein déclin ! Il raconte comment la crise du logement peut avoir du bon : « Le partage de mon bureau avec un mathématicien modélisateur nous a permis d’échanger nos visions et d’enrichir nos travaux. Ceci reste un acquis pour moi aujourd’hui. Ici, pour la première fois de ma vie professionnelle, j’ai un bureau individuel. »

« Le verre est aux trois quarts plein ! Je ne reviendrai pas en arrière », témoigne-t-il. Les avantages du partage des espaces apparaissent parfois après d’étonnants détours. Une compétence de biologiste manquait pour leur projet de télédétection des microalgues. Un colloque extérieur lui a permis d’en identifier une …qui travaillait à l’IUEM ! La proximité favorise ainsi la coopération : « Le [nouveau] bâtiment est intégrateur avec les deux anciens, pas par choix, mais par fait. La proximité physique nous pousse. Maintenant, dans nos projets de recherche, nous cherchons systématiquement les compétences requises au sein de l’institut.» De nombreuses coopérations se développent ainsi entre laboratoires de l’IUEM.

 

« Nous travaillons sur l’environnement. Le bâtiment aurait pu être un démonstrateur », au-delà de la toiture végétalisée qui « fait bien ». Mais il est encore possible d’aménager le jardin intérieur, abrité des vents marins, qui occupe le cœur du triangle conçu par l’architecte. « C’est une question de priorité. En faciliter l’accès contribuerait à favoriser les rencontres informelles ». Et puis, Pascal Raux aimerait que certaines pratiques, découlant en partie du mode de financement des laboratoires, évoluent : « Une dotation globale pourrait faciliter un plus grand mélange entre laboratoires. » Le partage d’un bureau par des chercheurs de laboratoires différents serait par ailleurs facilité. « L’idéal serait d’aller jusqu’à permettre l’installation de bureaux d’un laboratoire au cœur de ceux d’un autre ». Aujourd’hui, chacun dispose de tout ou partie d’un étage ou d’une aile de bâtiment.

« Le plus intéressant, ce sont les cadres-frontières, tiers-lieux situés aux interfaces » : entre mer et terre, science et société. La collégialité des processus et de la prise de décision y est de mise. Pour que les parties prenantes s’expriment et s’écoutent, le respect mutuel est de rigueur. « L’institut a permis de stimuler plein de choses, mais ce n’est pas suffisant. Le besoin de créer des cadres frontières s’est imposé. Et le fait d’être dans ce lieu, je crois réellement, a facilité cette création », raconte Olivier Ragueneau. Pour lui, il est urgent de sortir des laboratoires et d’insérer les travaux scientifiques dans un récit collectif auquel participeraient les gens, les arts, le tissu associatif... Pour dépasser les polémiques et faire entrevoir la complexité de la crise climatique, il sait faire appel aux artistes pour jouer la diversité des points de vue avec fantaisie.

Partager compétences et regards sur un même site vise à mieux répondre aux grandes questions que notre société se pose (climat, biodiversité, etc.). Avec et pour elle, il s’agit de construire la connaissance nécessaire à la soutenabilité de notre vie sur la planète bleue. « La zone atelier (Brest-Iroise) offre un chantier sous nos fenêtres ». Elle tente de satisfaire un besoin de réinvention collective en favorisant un travail commun, entre acteurs du territoire et scientifiques de la nature, de l’humain et du social. Gouvernance et lieux contribuent à stimuler leurs interactions de long terme.

 

Définir de manière conjointe le problème puis établir et appliquer ensemble un plan de recherche, stimule l’apprentissage mutuel à partir des apports des individus qui y prennent part. L’expérimentation socio-écosystémique permet d’apprendre en vue de transformer les pratiques, ici, maintenant et dans la durée. Restructurer la connaissance disciplinaire et créer une nouvelle connaissance partagée demande temps et engagement. Qualifiée de gratifiante par ceux qui la vivent, la transversalité peut aussi être frustrante. Elle demande des aptitudes dans les relations interpersonnelles qui ne sont pas données à tout le monde ! Pour un scientifique, travailler dans un milieu ouvert à plusieurs disciplines et à la société, nécessite de mieux se connaître et de prendre conscience de ses forces et de ses faiblesses pour mieux interagir. Valoriser sa discipline tout en questionnant ses actions et réflexions, au service d’une vision écosystémique, voire socio-écosystémique, coconstruite.

Apprendre en faisant, sortir des silos disciplinaires qui freinent les initiatives : la complexité nécessite de s’ouvrir à l’autre en confiance et de se risquer hors du connu. Les citoyens et leurs activités comptent. Leur participation est requise pour contribuer aux observations sur le terrain. Au-delà, leur coopération permet de tester de nouvelles pratiques conchylicoles (la France est le premier producteur européen d’huîtres, moules et autres coquillages), ainsi que diverses cultures marines et agricoles. Recherche, formation, politique : les voies d’évolution à explorer sont multiples. Transférer la connaissance de laboratoires vers le grand public, développer les sciences « participatives » et collaboratives, connecter travaux académiques et prise de décision publique pour que celle-ci ait un réel impact sur notre nécessaire transformation socio-écologique. Émergentes, les sciences de la soutenabilité pourraient éclairer l’arbitrage de conflits d’usage. Entre pêche, tourisme, transport, plaisance et exploitation pétrolière ou gazière, tout en respectant la souveraineté des états côtiers, les intérêts des populations et l’environnement, rien que ça !

 

Olivier Ragueneau qualifie les lieux et la proximité géographique de « facilitateurs » pour réaliser un projet commun de laboratoire. Il souligne l’utilité des temps de rencontre, autour d’un café, d’un déjeuner et l’importance de s’ouvrir à la diversité (par exemple, participer à un séminaire qui n’est pas dans sa discipline). « La zone atelier et les sciences de la soutenabilité illustrent l’évolution de nos façons de faire de la recherche aujourd’hui, plus inter, plus trans, participative, plus en lien avec le politique et la décision. Une évolution qui justement nécessite ces tiers-lieux pour favoriser cette transversalité. » Pour la convivialité, l’échange de points de vue, le lieu est hyper important, mais pas suffisant. Les cadres-frontières permettent de favoriser la porosité, au-delà de la planète scientifique. Et maintenant, c’est un lieu qui manque à la zone atelier : « Que nous puissions y envisager des travaux collaboratifs en y invitant la société civile. La boucle est ainsi bouclée : un lieu qui favorise la transversalité qui génère des cadres transverses qui requièrent de nouveaux lieux. Et peut-être, l’université qui commence à investir la ville… ».


Loin de l’injonction à l’innovation et à la « flexitude », la fac de la mer cultive le plaisir d’apprendre en faisant, et se déploie hors les murs. Les bureaux, individuels ou partagés, se conjuguent avec les laboratoires à ciel ouvert, au cœur de la multitude, des citoyens, des flots, des poissons, coquillages et crustacés, des algues et plantes marines. Facteur de confiance partagée et de fierté, le port d’attache de la Pointe du Diable incarne l’ambition et l’audace scientifiques. Ce lieu unique soutient l’élargissement, l’approfondissement et l’hybridation de la connaissance. Fruit de métamorphoses qui s’inscrivent dans la durée, l’Institut Universitaire Européen de la Mer témoigne d’un continuum inspirant. Ancré sur la pointe bretonne, il est au service de notre nécessaire réinvention écologique.


Article initialement publié dans la revue Office et culture #55, mars 2020